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B

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Lecture d'un texte de Christian Lippinois et temps 2

image de Maude, le fil rouge
image de Maude, le fil rouge

Photos de Maude Modjo (en dessus et en dessous) de cette ligne de mots

christian Lipinois pour le texte écriture de vêtments noir sur mur-page
christian Lipinois pour le texte écriture de vêtments noir sur mur-page

Lecture-danse à l'Espace 29
Février 2011
Éléments tirés de Sur la Piste

 

 

10 décembre — Rafales de sud, fougères couchées, troncs clairs des bouleaux dans le jour pauvre.
Recouvrir les braises du bivouac. Relents de suie, âcreté des goudrons. À demi engourdi, charger le sac, hop, d'un coup d'épaule. À contre-ciel les cimes de la lisière. La piste ! Mémoire du chasseur primitif : famélique, mis au défi de survivre, il sait — d'un savoir immédiat, irrépressible : prescience décochée par l'esprit gardien, mugissement rythmique des ancêtres, magie de la seule étendue sauvage, lignée où daim et chasseur vivent d'une vie indivise, où le chasseur est le daim, ce dont témoigne aujourd'hui encore la transe au coeur de la Sibérie, là-bas au fond de l'Alaska — museau fiévreux, sauts cabrés, oreilles frémissantes, échine nerveuse — et le tambour de peau. Transe où chasseur et chassé sont le territoire, cela et rien d'autre, et la lune et la lande sous la lune, cela et mille choses depuis longtemps perdues, perdues mais demeurées dans le sous-bois et qu'éveille à présent le pas du marcheur. 

klg
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Voilà ! L'élan est donné, le texte lancé. À présent juxtaposer les matières, créer des voisinages. Rendre l'auteur présent dans le texte — intégralement.

 

 

11 décembre — Quant à la toile de Vincent [Vincent Van Gogh] : pinède ravagée, bloc d'ombre miné, nuit vert-de-gris, troncs lacérés de sang, soleil rouge que mord la dentelure des pins. Toile à vif, fouettée de touches biaises, crayonnée de nerfs : ces arbres sinistrés disent assez les marches forcées, la piste se cabrant sous la bravade. L'extinction des couleurs, l'extension inéluctable du bloc de nuit contamine les carrés de blé fou : champs d'oliviers, traque du loup, garrigue roussie ; les Alpilles, éperon raclé dont les lignes tanguent, se tordent, vrillant nuages et cyprès. Arrière-pays de la pensée — la piste-là !
Ses lueurs accentuent la maigreur de son crâne tondu, font ressortir l'épuisement. Corps abusivement mené, nuque disant l'effondrement. Crâne de Vincent, dans le portrait qu'en a brossé Gauguin à l'Atelier Jaune en décembre 1888, trois jours avant la crise : portrait d'un ascète émacié, farouche, chevauchant la crête, porté par l'onde monstrueuse qui le soulève et s'apprête à le précipiter. Menaçante comme une lame, violement pure, l'identité claque, ébranle la manière de peindre et de penser. Son cri fait entrer le marcheur en dissidence. Quant à l'arc estuarien d'ici : espace extensif, écart fauve innervé d'énergies nomades, pensée météorique, pensée aride, mère d'un art avare de traces, fondé sur l'acte non sur l'objet.

Voilà ! Le texte s'épaissit : l'épaissir plus encore, par coulées, par touches pleines, amasser des fragments du réel. Par strates, par feuillets, croiser les flux, niveler à coups de gueule. User de phrases lacunaires : au droit des trous se font des amalgames : glissements de son, collisions de mots.

 

 

12 décembre — Rumeur des houles, mouillure des brandes sur la cuisse, touche des genêts sur le visage, murmure du pas sur l'aiguillée, fûts des pins, rais opaques scandant l'obscurité. Dans la nuit la pupille se dilate, le pied s'avance, tâte, froisse la bruyère. Sous l'averse, dans le vent, traquer la sensation. Quitter la veste, ouvrir le col. Pensée sans entrave, aérée, courant la piste, pensée débordante, expansive, écartelée, évidence sans lieu. Marcher corps plénier, peau sensible, voir par la viande et les os, plaque sensible, pluie photonique. L'usage que le marcheur fait de son corps : devenir
dune, devenir lande, plage, estuaire, prendre chair du territoire, se faire natif du lieu — aborigène — redevenu soi-seul peuple premier.


13 décembre — Averses montant du trait de mer, sautant la dune, sable et sel, bulle d'air océanique balayant la lande.
Bivouaquer sur la foulée du sanglier, dans les herbes hautes, coupantes, sèches, bruissant dans la bise. Devenir sanglier, s'imprégner des forces de la terre. Le marcheur des origines dort à même la piste. Le cheval sauvage, le cerf, il en fixe la pensée dans l'os, dans l'ivoire : les formes se changent en forces. Il s'incorpore l'animal. Vers l'origine millénaire, plus loin, bien avant l'invention de la sépulture — dans la première caverne le crâne humain côtoie celui de l'ours — bien avant la domestication du feu, la percée du langage. Se laisser dévorer par le territoire : entendre ses os craquer sous la dent du loup ; devenu loup, remonter cette part de la piste interdite à l'homme, atteindre en deçà le territoire primordial, à chaque pas oser son tout — Paul Cézanne : « À chaque touche je risque ma vie. » Traits brisés, particules de couleur stupéfiant la toile, saillies tailladées, coups de griffe.

Voilà ! Le texte a rejoint sa stature à présent. Laisser l'échafaudage en place toutefois, laisser s'accroître les matières : y ressaisir le désir. Zoner par couleurs pures. Collages, chocs sonores, emboîtements.

 

14 décembre — Brouillard givrant, barbules de lichen, frappé du pic-vert par rafales, sautillé du troglodyte sur la feuillée. L'haleine givre dans la barbe. Le marcheur hébété trébuche, titube, retombe d'une position de déséquilibre dans l'autre. Sa lutte excède les ressources de la marche pour atteindre les latitudes de la danse, du vol. Hébété : changé en bête, cormoran, chevreuil, saumon, foudroyé par la décharge des circuits nerveux. Marcheur à basse température, proche du zéro absolu, cerveau supraconducteur. Retiré de tout, dépris de soi-même, se laisser emporter. Accordé au territoire, en épouser la trajectoire, graviter sur la même orbite, capter ses énergies, les transmuer en force nerveuse. Cueillir l'air au pic de la respiration, inspirer la pensée native, sentir la puissance prélevée au monde. Paul Cézanne, encore lui : « Travailler sans le souci de personne et devenir fort. » Être en vie, tout simplement. Mains ouvertes, accompagner la transe d'une danse, se rendre impensable, à force d'implorations, usant d'un rythme primitif et abrutissant. Autour du brasier, le marcheur peut danser de joie. Qu'il danse jusqu'à perdre souffle, jusqu'à l'oubli de soi : un crâne bien défoncé voit disparaître ce qu'on y verse sans répit.

Petit précis d'ensauvagement : découdre ses semelle,

lancer le sable au vent,

grimper la dune,

rouler du haut en bas.

Plaqué au sol de la tête au bassin, l'oeil à la cime des pins, sentir la planète tourner.

Se faire vieux comme le territoire, vieux de millions d'années.

Lancer des pignes, mastiquer des écorces, vomir d'amertume et de tanin, s'écorcher le dos au tronc, s'engluer de résine.

Froisser la feuille du chêne, il en résulte un tabac fauve, le jeter au fond de la poche, quand il est sec, réduit en poudre, pétuner : la gorge en feu, respirer, respirer.

Se raser le crâne, le couvrir de cendres, de laine rêche.

Déchirer ses habits, les porter mouillés, assis dans la fumée se laisser goudronner. Menton pris dans une courte barbe, pieds nus sur la mousse gelée, croquer des glaçons, se rouler dans la neige.

Aux lieux d'aisance préférer le fourré, avaler cru les champignons, les arbouses, se mordre la langue, hurler.

 

 

 

 

Jusqu'où aller ?

 

 

 

 

 

 

Voilà ! Le texte flotte maintenant. Embarquer, faire route : armer le mot par ajustement des tons, tendre la phrase dans la rafale.

 

Cloué au bois, écoute à travers les os du crâne le cliquetis des branches, le grincement des troncs. Écoute Vincent grinçant des dents, le crâne bleu des Alpilles stupéfiantes de brusquerie — Le territoire : seul peuple premier, le sol jamais foulé, vierge sous les tessons. Reste à y frayer sa propre voie, non plus suivre des pistes, sauter de l'une à l'autre, de Cézanne à Van Gogh, mais bien plutôt frayer la seule dont l'inachèvement gronde en toi. Une piste qui se glisse sous tes pas et t'emporte.
Mémoire du marcheur moustérien, crâne du Neandertal : face massive, front bas, bourrelets orbitaux, lèvres charnues, menton effacé. Martèlement des pas, incantation trouant l'instant, deuil des peuples-racines. Territoire au delà du territoire, minière des autoportraits de Vincent : visage émacié, arcades sourcilières piquées d'un poil brûlé, pommettes saillantes, peau tendue, crâne-tambour : toutes choses qui se ramassent, disant assez la traque, la sensation brisée, la glissade. Crâne de Vincent, hantise du motif, modelé puissant, compact, grave. Emporté par l'invention du territoire, son corps devenu territoire. Piéton sec aux avant-postes, brûlé par le soleil, crâne tanné, flamme bleue au fond des yeux.

 

 

Mise à jour : 16 décembre 2010
Auteur : Christian Lippinois

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